4. Who is Jean Zeitoun ?
4.1.2. One objective for Jean Zeitoun: France, a dream beyond the horizon
Sommaire de la contribution 2024-II
Chapitre III - Les années 1990 - Fragments des Années décisives
III.1 1990- Des années charnières
III.1.1. Histoire et technologies
III.1.2. La décennie T.I.C., des outils aux instruments
III.1.3. De l'Architecture à l'architecture de l'information
III.1.4. Une communauté de pensée
III.2 1990-1992 Propositions pour une nouvelle organisation des centres de recherche
III.2.1. Le langage, un nouveau paradigme
Architecture de l’informatique et Machines à habiter
III.2.2. Projets pour un nouveau CIMA
Le document de concertation 1991
Contenu du document de 1992
III.2.3. L’organisation des équipes de recherche
Une nouvelle organisation du travail
III.3 Recherches et applications
III.3.1. Du texte à l’image
Modélisation des connaissances spatiales
Interface verbale et iconique
Interface multimodale
III.3.2. Scénographie intelligente
De la scénographie architecturale à la scénographie intelligente
Faire de l’image une parole
Le temps numérique et l’action du « regardeur »
III.3.3. Simulation et scénarios, les jumeaux numériques
III.4 Les dernières années du CIMA
Continuité et rupture : de l’instrument à l’instrumentation
Annexes
Chronologie de la dissolution du CIMA
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CHAPITRE III - Fragments des années décisives
L’intitulé de ce troisième acte s’inspire de celui d’un ouvrage collectif paru en 1991[1] et pour lequel Jean Zeitoun a rédigé le premier article. L’ouvrage décrit la rupture que provoquera le numérique dans ‘’un futur proche’’. On lit dans la préface : “ La décennie qui précède le changement de millénaire devient période de transition vers un océan de temps infini, univers de toutes les incertitudes.»
La contribution de Jean Zeitoun ( “Le monde virtuel est-il l’espace de la postmodernité ? ”), écrite il y a un peu plus de trente ans, nous interpelle par son actualité : “L’introduction massive d’une composante virtuelle dans la quotidienneté signifie que nos apprentissages les plus divers et les plus anodins des actes ordinaires s’effectueront à l’aide de dispositifs technologiques largement banalisés, nous autorisant à manipuler des systèmes de représentation extrêmement souples d’emploi.”
Dix-sept ans avant la production du premier smartphone qui met aujourd’hui dans la main de milliards de personnes l’accès à cette réalité virtuelle, Jean Zeitoun constate : « Le monde virtuel et donc l’espace virtuel sont l’enjeu sociotechnique des prochaines décennies (...) notre environnement d’une manière visible ou invisible imprègne progressivement toutes nos activités quotidiennes au point de constituer une véritable nature artificielle.” (JZ, 1991)
Quelque trente ans plus tard, en 2023, cette « nature artificielle », ce monde virtuel est aussi nommé Cyber Space ou encore Métavers. Un journaliste peut écrire aujourd’hui : “La réalité virtuelle s’apprête (...) à dépasser la science-fiction car le Métavers est bien pour demain[2].”
[1] Fragments pour les années 90, textes rassemblés par Sylvie Korcaz pour le collectif publié chez Gaultier-Gatard & Associés, 1991.
[2] Journal du coin, 10 février 2022 https://journalducoin.com/defi/un-quart-de-lhumanite-dans-les-metavers-dans-5-ans/
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La question sociétale associée à chaque avancée technologique des industries de l’information et de la communication se pose différemment dans les années 90. Dans les décennies précédentes l’innovation porte d’abord sur le matériel, le hardware, avec la micro-informatique dans les années 80. Cette promesse est formulée brillamment par le spot publicitaire "1984" d'Apple, réalisé par Ridley Scott, pour le lancement du Macintosh en 1984. Considéré comme la meilleure publicité de tous les temps, il s'inspire du roman de George Orwell, mettant en scène une rebelle face à un Big Brother. Diffusé une seule fois au Super Bowl, il ne montre pas le nouveau micro-ordinateur Macintosh, il symbolise la rébellion d'Apple contre les géants de l'informatique[3].
Les conséquences pour le CIMA de la révolution micro-informatique seront importantes. La première est le changement de sa mission. La direction de l’Urbanisme et de l’Aménagement du ministère de l’Équipement et du Logement lui demande “d’abandonner ses missions d’initiation (à l’informatique) et d’être uniquement un organisme de recherche et d’études de haut niveau”. De fait les écoles d’architecture en s’équipant de matériel et de logiciel s’émancipent peu à peu du réseau créé par le CIMA depuis 1974 autour de son centre de calcul.
Dans ce nouveau contexte Jean Zeitoun et l’équipe du CIMA vont élaborer une nouvelle problématique recentrée sur trois questions.
[3] Journal les Echos. https://www.lesechos.fr/weekend/business-story/quarante-ans-du-macintosh-la-revolution-qui-a-failli-couler-apple-2046867
III.1. 1990 DES ANNÉES CHARNIÈRES
Question 1: Comment saisir la succession des cycles d’Innovations informatiques dont celui de l’image de synthèse qui s’impose socialement dans les années 90 ? Dès les années 80’ cette promesse a débouché sur des réalités mais limitées à des logiciels trop vite commercialisés et moyennement efficaces. Le CIMA va abandonner le développement des logiciels de dessins pour anticiper et se recentrer sur la problématique de l’architecture de l’information, le rôle des T.I.C. (les nouvelles Technologie de l’information et de la communication) en conception architecturale qu’il va explorer avec un réseau de partenaires experts.
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III. 1.1. Histoire et technologies
Dans nos précédents textes rapportant les travaux des années 70’ et 8O’ nous avons constaté que l’environnement informatique de la conception architecturale présente une grande continuité ponctuée par des moments de ruptures, soit matérielle, l’image couleur, soit immatérielle ou logicielle, le web, la 3D. Curieusement l’“Intelligence artificielle » échappe à ce rythme ; cette métaphore et ses applications grand public ont envahi le monde des médias et l’intérêt du grand public en 2023 comme s’il s’agissait d’un mot et d’une technologie nouvelle. En réalité les informaticiens, dès 1940, ont désigné les ordinateurs comme de nouvelles machines “intelligentes” et ont exprimé des réserves en la qualifiant d’artificielle. La raison en est assez simple, c’est le cerveau humain, ou plus exactement le modèle neuronal, qui fonde cette métaphore inspirant dès l’origine les mathématiciens et les informaticiens. En 1957 Frank Rosenblatt au laboratoire d'aéronautique de l'université Cornell, invente un algorithme d'apprentissage — neurone théorique doté d'une règle d'apprentissage. Il le nommera le Perceptron[4].
Paul Braffort dans un ouvrage de vulgarisation scientifique parut en 1968[5] témoigne et explicite cette analogie entre une machine et l’intelligence humaine : « Nous pensons montrer (…) qu'un domaine fondamental est commun à l'intelligence et aux automates : celui de la manipulation de codes organisés, de langages, et cela selon une hiérarchie complexe de niveaux d'organisation. »
Paul Braffort qui participera, à l’initiative de Jean Zeitoun, aux groupes de recherche du CIMA à la fin des années 80’, est mathématicien, informaticien et poète Oulipo.
D’autres théoriciens des sciences humaines se sont intéressés aux effets des techniques informatiques sur l’acquisition des connaissances. Le philosophe François Dagognet, dans son essai Mémoire pour l'avenir paru en 1979 [6] souligne que l'informatique révolutionne la façon dont nous nous rapportons à la mémoire culturelle :
« L'informatique permet de créer une mémoire culturelle intense et immense, qui dépasse le cadre des livres, des bibliothèques et des interprétations traditionnelles. C’est une nouvelle discipline qui repose sur une trilogie d'opérations :
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Collecter : L'informatique permet de collecter des données à un rythme et à une échelle sans précédent.
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Conserver : L'informatique permet de conserver les données de manière durable et accessible.
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Exploiter : L'informatique permet d'exploiter les données de manière efficace et créative. » (Dagognet, 1979, p. 129)
[4] Perceptron https://fr.wikipedia.org/wiki/Perceptron
[5] Paul Braffort écrit « C'est en effet, depuis longtemps déjà, que le mot clé ‘’intelligence artificielle’’, est caractéristique de rubriques qui, dans les revues de résumés analytiques spécialisées, rassemblent à chaque publication des dizaines d'articles publiés dans le monde entier. En principe, il suffirait donc d'examiner le contenu de telles rubriques au cours des dernières années pour avoir une bonne idée de ce qu'est l’intelligence artificielle. » Paul Braffort, l’Intelligence Artificielle, P.U.F. 1968 (aujourd’hui — 2024 —uniquement disponible en format numérique).
[6] Mémoire pour l’avenir. Vers une méthodologie de l’informatique, Paris, Vrin, 1979. François Dagognet en 1993, déclarait : « Le monde des objets, qui est immense, est finalement plus révélateur de l’esprit que l’esprit lui-même. Pour savoir ce que nous sommes, ce n’est pas forcément en nous qu’il faut regarder. Les philosophes, au cours de l’histoire, sont demeurés trop exclusivement tournés vers la subjectivité, sans comprendre que c’est au contraire dans les choses que l’esprit se donne le mieux à voir. Il faut donc opérer une véritable révolution, en s’apercevant que c’est du côté des objets que se trouve l’esprit, bien plus que du côté du sujet. » https://fr.wikipedia.org/wiki/Francois_Dagognet
III.1.2. La décennie T.I.C, des outils aux instruments
Technologies de l’Information et de la Communication
« Les ordinateurs et les divers dispositifs de traitement de l'information, depuis les puces jusqu'aux systèmes robotiques les plus sophistiqués, ne vont pas sans un énorme effort de conception et de réalisation de logiciels, lesquels constituent en somme la dimension opératoire de ces technologies [7].»
Le premier site web a été mis en ligne le 6 août 1991 — soit deux ans après l’écriture (1989) de l’article de Jean Zeitoun « Le monde virtuel est-il l’espace de la postmodernité ? » — et les premières années 90’ ont été des années clés pour les technologies de l'information et de la communication.
1990 est l'année de création du World Wide Web par Tim Berners-Lee, permettant de rendre les informations accessibles sur internet de manière hypertextuelle. Cette invention a conduit à une utilisation généralisée d'internet pour la communication, la recherche d'informations et de la banalisation possible des opérations de la vie courante et du travail sur les réseaux. Si avant 1990 l’informatique était une discipline imposée intéressant une petite proportion d’étudiants, depuis lors tous les étudiants ont commencé à utiliser l’informatique pour leur projet.
C'est également en 1990 que le premier téléphone mobile à écran couleur a été commercialisé par IBM, marquant le début d'une révolution dans la manière dont nous communiquons.
C’est encore l'année où, longtemps après l’Apple Macintosh, Microsoft a lancé Windows 3.0, un système d'exploitation graphique, ‘’métaphore du bureau” qui a permis aux ordinateurs personnels d'être plus faciles à utiliser par les utilisateurs non techniciens.
Enfin, les années 90’ sont celles où la première caméra vidéo numérique a été mise sur le marché par Panasonic, marquant le début de l'utilisation massive de la photo et le début de la vidéo numérique.
Dans tous les domaines, l’informatique émerge comme un système d’outils concurrent des outils traditionnels, plus rapide mais plus abstrait et souvent ressenti comme plus contraignant par les utilisateurs[8].
[7] Jean Zeitoun, op.cit. in : Fragment pour les années 90 , Gaultier-Gatard, 1991.
[8] Ce ressenti est 30 ans plus tard toujours très présent dans le monde des entreprises qui peinent à intégrer les « outils numériques collaboratifs » fournis par les GAFAS et très inégalement utilisés selon les secteurs. Voir Suzy Canivenc et Marie-Laure Cahier, Numérique collaboratif et organisation du travail, coll. « Les Notes de La fabrique », Presses des Mines, 2023.
III.1.3. De l’Architecture à l’architecture de l’information
Dans les cabinets d’architecture et les agences d’urbanistes, quand sont apparus les logiciels de D.A.O. les praticiens ont tout d’abord pensé l’utiliser simplement comme une planche plus moderne, une “planche à dessiner électronique” ; quelques années plus tard on a pu créer des images avec des “palettes électroniques”, outil métaphore des outils traditionnels, la feuille à dessins, les pots de couleurs et les pinceaux, puis plus tard les calques [9].
À ce niveau de pratique opérationnelle, la différence entre outil et instruments n’est pas bien définie ni n’a vraiment besoin de l’être [10] , les technologies informatiques substituant généralement aux outils traditionnels des instruments dotés d’éléments d’intelligence nécessaire à la manipulation des outils qu’ils remplacent. L’un de ces premiers instruments, le traitement de texte, remplacera efficacement l’écriture manuelle, la machine à écrire, le correcteur d’orthographe, la corbeille à papier..., assurant dans un premier temps la production du projet d’écriture puis intégrant dans un seul instrument, l’ordinateur, l’ensemble des outils nécessaires à l’écriture et à la production et aujourd’hui à la diffusion du livre.
Cette réflexion sur l’outil, l’instrument et enfin l’instrumentation anime en permanence le questionnement méthodologique Initié par Jean Zeitoun, questionnement qui a guidé les activités du CIMA sur une période de 25 ans et qui explore l'évolution de la conception architecturale à l'ère des "nouvelles technologies". Le cœur de cette réflexion se cristallise autour de la quête de concordance entre ces technologies et une profession, avec pour objectif de donner à la profession une emprise sur leur développement, et de localiser[11] leur modélisation.
Finalement, si ce projet ne s’est pas ou peu réalisé c’est sans doute parce qu’un élément clé de l’intérêt de Jean Zeitoun pour la conception architecturale réside dans sa perception d'une étroite corrélation entre la conception architecturale et celle des systèmes informatiques. Alors que les informaticiens ont fréquemment réfléchi à la façon dont la conception architecturale et le design pourraient servir de modèle aux technologies de l'information, à l’inverse les décideurs en matière d’architecture, qu’il s’agisse de baliser les pratiques professionnelles ou d’organiser les enseignements, ne voyaient dans les systèmes informatiques que de possibles nouveaux outils facilitant la conception des projets.
Comme nous allons le voir, cette hypothèse de la corrélation entre les deux systèmes gagne en pertinence à chaque avancée des technologies de l'information lorsqu’elles englobent de nouvelles professions et des usages grand public. Ce qui est particulièrement manifeste avec l'essor de la micro-informatique, et de manière encore plus spectaculaire avec l'avènement du World Wide Web.
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La métaphore architecturale
Dans le domaine de l'informatique, le terme "architecture" a emprunté une signification similaire à celle qu'il détient dans le secteur de 'aménagement de l'espace. Il désigne le résultat de l’intervention de l'individu ou de l'entité responsable de la conception initiale de l’organisation d'un espace numérique, associé à la coordination des compétences de diverses expertises.
De plus, l'architecture d'un système informatique ne se limite pas à la résolution de problèmes, elle se caractérise davantage par sa capacité à imaginer et à expérimenter des solutions, ce qui caractérise également la conception architecturale[12] : une part substantielle du processus de recherche de solutions architecturales se révèle être heuristique, imprégné d'ambiguïté et profondément ancrée dans le contexte. De même, pour Jean Zeitoun, la conception des systèmes informatiques évoque davantage une démarche créative, voire artistique ou du moins heuristique, qu'une démarche d'ingénierie conventionnelle.
Ainsi nous dirons que l'architecture des systèmes d’information est devenue une expertise qui vise à améliorer l’habitabilité des espaces numériques pour les utilisateurs professionnels et les usages domestiques[13]. La pertinence de l’utilisation du terme « architecture » pour nommer la conception d’un système technique s’appuie sur l’existence d’une similitude entre deux procédures consistant à convoquer un nombre de plus en plus grand de savoir-faire, d’expertises techniques et d’usages pour aboutir à un dialogue homme-machine et à un espace de travail le plus naturel possible. Avec l'apparition de nouvelles modélisations et l’expansion de l’instrumentation numérique — le Web, les outils virtuels et le téléphone mobiles — l'architecture de l'information a dû s'adapter pour prendre en compte les nouveaux besoins des utilisateurs mis en face d’espaces de travail et de vie quotidienne impensés jusqu’alors. C’est ainsi qu’outils et instruments virtuels ont été insérés dans des espaces également virtuels. Ces dispositifs possédants toutes les propriétés du monde réel ils ne posent plus de problèmes d’apprentissages spécifiques à leur dématérialisation.
L’architecture de l’information vise à améliorer l’utilisation des systèmes d’information : il s’agit de dépasser les obstacles à la banalisation de l’utilisation des outils de l’informatique, la barrière des langages codés, thème central des études du CIMA dans les années 90’.
[9] Voir notre précédent texte : Les Années 80’, 2.2 « La conception assistée par ordinateur : du dessin assisté à la conception assistée ».
[10] Disons pour simplifier que ces notions ont été bien définies par les sciences humaines, et que l’on ne dit pas d’un violon ou d’un piano que c’est un outil comme le marteau, mais qu’en tant qu’instrument le piano comporte des outils de type marteau.
[11] Nous utilisons le terme de localisation en référence au terme technique : la localisation de logiciels consiste à adapter un logiciel en fonction de la culture et de la langue d'un utilisateur final. Les sociétés productrices localisent leurs logiciels pour les adapter à la culture du pays cible mais imposent en échange, sur un mode plus ou moins implicite, tout ou partie de leur culture, de leurs techniques ou enfin de leurs produits industriels.
[12] Philippe Boudon, Conception, éditions de la Villette , 2004.
[13] Les systèmes informatiques personnels constituent la partie la plus visible et la mieux connue par le public non spécialiste des systèmes informatiques. Parmi les nombreux services qui concourent à l’habitabilité des espaces numériques on peut citer : la navigation sur le web, les messageries et les réseaux sociaux, les jeux individuels ou en réseau, la bureautique — avec le calcul (par exemple, via un logiciel tableur), le traitement de texte, la gestion des données personnelles, etc. – le multimédia, avec la retouche d’images, le traitement du son, la réception et la diffusion de flux de vidéo ou de musique (streaming)...
III.1.4. Une communauté de pensée
Dès la création de ses laboratoires Jean Zeitoun a intégré le MMI puis le CIMA au sein d'un réseau composé de groupes et de personnalités très différents, cela dans tous les domaines de la recherche, qu’il s’agisse des humanités, de la littérature, de la recherche scientifique, de l’art ou du design. Quelques exemples illustreront cette connexion.
Concernant les arts numériques, le journaliste et chercheur Jean Pierre Cousin qui participa aux séminaires du CIMA , fait sienne dans un dossier de la revue Art Presse de 1991, la position théorique de l’instrumentation numérique développée par Jean Zeitoun et reprise ici par le philosophe Patrice Maniglier :
« L’erreur porte en effet non pas sur l’art numérique, mais sur le statut du numérique comme tel. Tant que l’on conçoit celui-ci comme une technologie particulière, une branche de l’industrie, un secteur particulier du monde, on ne comprend pas ce dont il est question dans l’adjonction de ce petit adjectif, « numérique», à quoi que ce soit. Le numérique n’est pas une région particulière de la réalité : c’est l’horizon dans laquelle toute la réalité peut être réinterprétée[14]. » (Souligné par nous.)
Cette conception est également celle de Nicholas Negroponte[15] informaticien, designer et penseur, fondateur au MIT en 1969 de l’Architecture Machine Group pour l’étude des interfaces homme-machine — il sera brièvement en 1982 et 83 le directeur du Centre mondial informatique et ressources humaines auquel participa Jean Zeitoun. Dans son livre "Being Digital" [16], il affirme que la révolution numérique va fondamentalement changer la façon dont nous concevons et construisons l'environnement bâti. Les progrès technologiques, tels que l'impression 3D et la réalité virtuelle, vont permettre aux architectes de créer des structures plus complexes et personnalisées ; de même les outils numériques ouvriront des pratiques de construction plus efficaces et durables.
Negroponte suggère également qu'Internet et d'autres réseaux numériques joueront un rôle de plus en plus important dans la formation de l'environnement bâti, permettant aux architectes de créer des bâtiments plus interactifs et réactifs qui peuvent s'adapter aux besoins de leurs utilisateurs. Encore faudra-t-il que les architectes deviennent plus compétents dans l'utilisation des outils et des technologies numériques, et qu'ils collaborent plus étroitement avec les ingénieurs, les informaticiens et d'autres experts pour concevoir des bâtiments vraiment « intelligents ».
En plus de ces innovations techniques, Negroponte tout en étant l’un des pionniers du virtuel dans l’architecture et la vie quotidienne, souligne l'importance de considérer le contexte social et culturel dans lequel l'architecture est créée et soutient que les architectes doivent simultanément tenir compte de l'évolution des conditions sociales et économiques et être disposés à expérimenter de nouvelles formes et de nouveaux matériaux. C’est dans cet esprit que fut créé avec Jérôme Wiesner en 1985 le Médialab, laboratoire du MIT qui a succédé à l’Architecture Machine Group pour se focaliser sur les médias numériques et marginalement sur la conception architecturale.
Au même moment l’oulipien et mathématicien Paul Braffort, privilégie le champ de la conception architecturale et rejoint le CIMA en 1990 pour poursuivre ses travaux sur l’intelligence artificielle dans un domaine où les données textuelles et iconiques sont étroitement liées. Nous y reviendrons plus loin mais citons déjà, quelques personnalités comme Paolo Fabri, représentant du courant des sémioticiens autour d’Umberto Eco en Italie ; Paul Virilio, urbaniste et philosophe, enseignant d’architecture à l’École spéciale où il a monté un exercice célèbre sur l’image mentale comme instrumentation unique de la conception du projet architectural[17] ; Manfred Eisenbeis, chercheur à l’Institut de l’Environnement est resté en contact avec le CIMA alors qu’il participait à la création et à l'organisation de nombreux événements au ZKM[18], le Bauhaus numérique. Citons aussi Michel Bret, artiste et informaticien, professeur du département Arts et Technologie de l’Image de Paris VIII ; il partagera son temps de recherche durant plusieurs décennies entre le développement du logiciel IKO dans une version pour l’architecture (IKOGRAPH) et une autre pour les arts plastiques[19] .
[14] Jean Pierre Cousin citant Patrice Manglier in « En diagonale, vingt ans de recherche sur l’image au CIMA », Art Presse N°12, Nouvelles technologies, un art sans modèles, 1991.
[15] https://fr.wikipedia.org/wiki/Nicholas_Negroponte
[16] Tr.fr. : L'homme numérique, Robert Laffont, 1995.
[17] Cet exercice d’un semestre consistait pour chaque étudiant à ne jamais dessiner et à concevoir et présenter son projet uniquement sous forme orale. Des dialogues étranges et passionnants se produisaient « je voudrais voir la façade nord du projet, non une vue perspective … »
[18] ZKM (Centre d’art et de technologie des médias), une institution culturelle unique au monde Le Bauhaus numérique .
[19] Voir ci-après la section consacrée à l’organisation des équipes du CIMA illustrant la diversité des expertises internes ou externes associées à ce laboratoire.
III.2. 1990-1992 PROPOSITIONS POUR UNE NOUVELLE OREGANISATION DES CENTRES DE RECHERCHE
Question 2 : La recherche de solutions techniques doit-elle s’attacher à résoudre des problèmes de conception ou au contraire explorer un nouveau projet de conception, le définir, le construire au moyen d’outils intelligents ? Pour Jean Zeitoun et son équipe la réponse méthodologique est dans une nouvelle organisation de la recherche. L’enjeu est d’être capable de mettre en œuvre une nouvelle instrumentation intelligente fondée sur le paradigme de la conception et non sur des outils tels que la planche à dessiner électronique ou la palette graphique, outils étonnants puis rapidement obsolètes.
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En janvier 1990, Jean Zeitoun écrivait dans le projet de réorganisation du CIMA, projet demandé par le service de la recherche du ministère de l’Équipement et du logement : "Du fait de la remise en cause générale du CIMA, il paraît judicieux de repenser complètement l'environnement informatique de travail en fonction des évolutions du marché (des matériels et logiciels informatiques) et des thèmes traités[20]. »
Dans les dernières années de son existence, le CIMA a embrassé les avancées des technologies numériques[21] et s'est concentré sur la question des langages et des codes textuels et iconiques [22].
[20] Programme de travail de l’équipe, chercheurs, techniciens, administratifs “dossier à présenter fin 1991” , document de février 1991.
[21] Dossier “Documents de concertation” § G.2.2 , Choix et application de l’environnement informatique de travail , CIMA, courant 1991.
[22] Idem, CIMA, 1991. Groupe 1 , image de synthèse : ”Le point fort du logiciel IKO est outre la possibilité de modélisation géométrique complexe, son ouverture sur un langage « naturel ». Ce « langage de programmation” a permis d'expérimenter et de développer de nombreuses applications.”
III. 2.1. Le langage un nouveau paradigme
Nous avons vu ci-dessus comment l’architecture de l'information est devenue une discipline transversale qui s'intéresse à l'ensemble des systèmes d'informations, qu'ils soient numériques ou non. Elle vise à améliorer l’utilisation de ces systèmes, en les rendant plus faciles à comprendre et à utiliser[23]. Il s’agit de dépasser les obstacles à la banalisation de l’utilisation de l’informatique, la barrière des langages codés.
Cet objectif deviendra un thème central des études du CIMA dans ces années 90’ : concevoir un accès “naturel” au langage informatique en conception architecturale. Par exemple, si une opération effectuée par l’algorithme n’est pas parfaitement compréhensible par l’utilisateur, un module d’explication devra lui donner les moyens de comprendre ce qu’il en est[24].
Si la problématique des langages qu'ils soient techniques ou de communication, a toujours traversé l'histoire de la conception architecturale[25], cette question a pris une importance critique avec l'avènement de l'informatique et plus encore de l'intelligence artificielle. La conception architecturale opère à des niveaux de codification variés, allant des langages proches du langage naturel aux langages plus abstraits, tels que les mathématiques[26] . En conception du projet, les mathématiques jouent un rôle crucial dans le dimensionnement, les techniques de climatisation, l'acoustique, la gestion des flux, la résistance des matériaux, l'économie du projet, et bien d'autres aspects. Les mathématiques contribuent de ce fait à la création de l'ambiance et de l'esthétique de l'espace, influençant les proportions, les échelles, les motifs, la lumière...
Cependant la conception architecturale dans les premières phases du processus oscille entre deux registres extrêmes. L’utilisation exclusive de langages techniques la rapproche de l'ingénierie du bâtiment, tandis qu'une communication en langage naturel la rapproche des arts plastiques et de l'esthétique qui utilise des codes symboliques. Cette oscillation entre deux langages est une constante dans le processus de conception architecturale comme dans tout processus de design. La conception d’un avion — pour prendre un exemple qui deviendra emblématique de la recherche sur les jumeaux numériques (infra) — ne commence pas par des calculs, il faut définir au plus vite son usage car entre un avion de 200 places et un autre de 400, comme pour la conception d’un immeuble d’habitation ou d’un hôtel, usages et codes techniques ne sont pas tous identiques. En phase de conception architecturale les codes techniques et les vérifications mathématiques interviennent, plus ou moins rapidement, pour vérifier des solutions, rarement pour les générer.
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Architecture de l’informatique et Machines à habiter
Nous l’avons vu, les interfaces homme/machine des ordinateurs ont évolué pour s'affranchir de l'usage réservé à une minorité de spécialistes. L’émergence de langages de "haut niveau" englobe toute une palette de codes accessibles en langage naturel, voire, plus récemment, des langages dépourvus de toute codification, utilisant uniquement des termes du langage courant, la programmation sans codes[27]. Cette problématique du dialogue entre l'homme et la machine remonte aux origines de la banalisation de l'informatique : le test Eliza, conçu en 1964, a été élaboré pour déterminer si l'interlocuteur est une machine ou un être humain. Puisque la machine est censée imiter la conversation humaine, l'interface homme/machine revêt une importance cruciale.
Tout comme l'architecture, qui selon Le Corbusier, qualifie l'espace de "machine à habiter", l'informatique se positionne comme une "machine virtuelle à habiter". Un espace virtuel, mais avec les propriétés du monde réel où les échanges, la communication, se réalisent de manière naturelle. Même si l’environnement est virtuel, vivre dans le cyberespace n'est pas uniquement une question d'ingénierie, mais relève également des arts de la communication en langage naturel ainsi que d’une approche de type « conception architecturale» par exemple dans la phase de design d’interface [28].
C'est dans ce contexte du double langage — de l’architecture informatique et de ce que nous avons nommé plus haut « l’habitabilité » — qu'à partir de 1990, le CIMA a recentré ses efforts sur la question des langages dans le cadre du dialogue avec les machines. Plus précisément, Jean Zeitoun a nommé cette recherche sur le dialogue avec la machine en conception architecturale ``la scénographie intelligente"[29].
[23] Fiche de lecture : Architecture de l’information : méthodes, outils, enjeux, J.-M. Salaün et B. Habert Paris, De Boeck Supérieur, coll. « Information et stratégie », 2015.
[24] C’est le cas du système expert Néron pour la vérification de la réglementation incendie dans les bâtiments. Cf. N. Azibi, F. Guena et J. Zeitoun, « Un atelier de CAO, l’exemple Néron », in : Les applications de l’intelligence artificielle, ministère de l’Équipement et CIMA, novembre 1989 .
[25] « Jusqu'à Gutenberg, l'architecture est l'écriture principale, l'écriture universelle”, Victor Hugo, Notre-Dame de Paris . Rappelons simplement l’ouvrage de Bruno Zevi : Le langage moderne de l’architecture écrit dans les années 73 et 74 (voir tr.fr. Dunod 1981 et 1991 , réédition Éditions Parenthèses, 2016), qui retrace les problématiques de l’architecture, de ses langages et de ses codes depuis le classicisme, en écho au livre de John Summerson : Le langage classique de l’architecture, tr.fr. Paris, l’Équerre, 1981.
[26] « Tout au long de l'histoire, l'architecture et les mathématiques ont été profondément liées, et même dans certaines périodes les deux disciplines étaient indiscernables, à savoir les architectes étaient aussi des mathématiciens et vice-versa. » Thèse de Ahmed Elshafei. Une approche mathématique pour la forme architecturale. Architecture, aménagement de l’espace, Université Paris-Est, 2014 .
https://theses.hal.science/tel-01061095/file/TH2014PEST1019_incomplete.pdf
[27] No Code : https://www.journaldunet.fr/web-tech/guide-de-l-entreprise-digitale/1498785-no-code/
[28] Le design d'interface se concentre sur l'apparence visuelle et l'organisation des éléments. L’analyse des usages vise à comprendre comment les utilisateurs interagissent avec ces interfaces, comme dans les phases de programmation et d’esquisse en conception architecturale.
[29] Cf . N. Azibi, F. Guena, J. Zeitoun : Les applications de l’Intelligence Artificielle , ministère de l’Équipement & CIMA ; se reporter à l’article de l’atelier de C.A.O., « Exemple 3 : Scénographie Intelligente », op. cit, p.143.
III. 2.2. Projets pour un nouveau CIMA
Cette orientation des recherches vers la qualité des échanges avec les machines a été élaborée et structurée dans un projet d’évolution de l’équipe du CIMA. Jean Zeitoun réorganise la structure existante dans une forme matricielle qui consiste à faire travailler sur différents projets tous les membres du CIMA. Le contenu des travaux est en continuité avec les décennies précédentes : aborder l'informatique pour l'architecture, non pas sous forme de produits (logiciels de CAO disponibles alors) mais en amont par la notion d'environnements multidimensionnel et multimédia d’où procèdent les produits.
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Le document de concertation 1991
Le CIMA, comme auparavant le MMI[30], se veut un laboratoire interdisciplinaire qui cherche à innover dans sa méthodologie de recherche et de développement, tout en opérant à l'intersection de domaines en constante évolution. L’objectif est de continuer à diversifier ses activités et de collaborer avec d'autres acteurs de la recherche et de l'enseignement.
En premier lieu, le « Document de concertation » de 1991 rappelle les enjeux historiques, scientifiques et stratégiques du CIMA. Les trois parties du document présentent :
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une énumération des qualifications de l’équipe,
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les différentes activités de recherche,
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et enfin des groupes et action de soutien à la recherche.
Dans la première partie il est rappelé que le CIMA s’écarte des modèles conventionnels et cherche à innover dans sa méthodologie de recherche et de développement. Pour ce faire sont rassemblés des experts et des chercheurs issus de diverses disciplines, telles que l'informatique, l'architecture, la psychologie, la sociologie, etc., diversité favorisant une approche plus complète et holistique. Viennent ensuite les trois domaines à l’intersection des études du laboratoire : le domaine professionnel (en particulier l'architecture), la recherche (notamment en informatique) et l'enseignement. Ce positionnement implique que le laboratoire devra pour rester pertinent s'adapter constamment aux évolutions dans ces domaines.
Dans la deuxième partie sont présentées les activités de recherche: recherche fondamentale, appliquée et expérimentale, schéma habituel incluant des travaux allant de la pratique théorique aux applications, de la méthodologie à l’opérationnel .
À cette présentation du laboratoire est associée une clarification des éléments du projet : « Le projet vise à améliorer les méthodologies et les outils utilisés dans la conception architecturale en utilisant des approches multidisciplinaires et des technologies informatiques avancées. »
En recherche fondamentale, le projet scientifique, orienté sur l'aide à la conception architecturale, comprend deux axes principaux mais les membres du CIMA ne s’engageront pas dans ces recherches au sein même du laboratoire : chacun d’eux participera aux activités de laboratoires extérieurs, comme observateur ou intervenant dans une équipe selon leur expertise.
Dans le premier axe, des chercheurs du CIMA, de l'Université de Paris VIII, de l'INRIA et du CNAM explorent l'évolution des outils et méthodes d'aide à la conception architecturale, en considérant la multi dimensionnalité de l'environnement de conception, incluant la parole, le texte, l'image et le dessin, ainsi que les problématiques qui en traitent , la sémiologie et la psychologie cognitive. L'objectif est de formaliser les processus conceptuels pour améliorer la qualité, l'efficacité et la durabilité des projets architecturaux.
Le deuxième axe centré sur l'ingénierie de la connaissance met l’accent sur l'acquisition, l'apprentissage, la représentation et le traitement des connaissances implicites dans la conception architecturale, en vue de les intégrer dans un système informatique. Cela implique également, au titre des connaissances implicites, l'utilisation du langage naturel dans le processus d'aide à la conception.
La recherche appliquée explore divers aspects de l'aide à la conception architecturale, allant de l'analyse du programme architectural à la gestion de l'environnement informatique et au traitement de l'information , afin de développer des systèmes d'aide à la conception. Elle est organisée en plusieurs groupes, chacun avec plusieurs thèmes d’étude.
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Le Groupe Méthodes se concentre sur la recherche des caractéristiques d'un futur système d'aide à la conception architecturale, en analysant l'existant et en adoptant une vision prospective à l’opposé d’une perspective historique. Le thème 1 du groupe porte sur le traitement et l'élaboration du programme architectural ; le thème 2 explore l'élaboration d'hypothèses et de solutions, en particulier le rôle de l'image dans le processus de conception.
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Le Groupe Ingénierie Informatique se fixe pour objectif de définir et de gérer l'environnement informatique de base pour le projet. Le thème 1 traite de la gestion des communications, le 2 du choix et de l'application d'un ‘’Atelier de Génie Logiciel’’.
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Le Groupe Traitement de l'Information vise à prendre en compte les caractéristiques des futurs systèmes d'aide à la conception et à développer des architectures adéquates. Les différents thèmes incluent le traitement et l'interrogation des bases documentaires, la synthèse d'image, l'interprétation et la manipulation des données géométriques, la simulation et la gestion des données dynamiques, ainsi que la résolution du problème et l'apprentissage.
Dans tous ces groupes les chercheurs du CIMA, selon leurs expertises, interviennent comme membres actifs ou membres de soutien en fonction d’objectifs spécifiques.
Comme dans les précédents modèles de laboratoires organisés par Jean Zeitoun[31], le dernier volet des activités est consacré aux ressources et à la communication des recherches : un centre de documentation qui rassemble des ressources scientifiques et techniques, et organise collaborations et partenariats avec d’autres laboratoires (accueil de professeurs et de doctorants, organisation de séminaires, échange de chercheurs et professionnels invités...).
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Contenu du document de 1992
Quelques mois plus tard, début 1992, un nouveau projet est déposé[32]. L’organisation est simplifiée : deux pôles de recherche sur l’amont de la conception, l’un sur l’image de synthèse, l’autre sur le programme architectural ; un troisième axe de développement est confié aux informaticiens de l’équipe en réseau avec des centres de recherche informatiques, ceux de certaines des universités françaises, du CNAM et de l’INRIA, pour le développement d’un support d’environnement multidimensionnel et multimédia dédié à la conception. Mais la dissolution du CIMA est déjà en œuvre, ce qui laissera peu d’espace aux équipes pour explorer ces différentes pistes...
[30] Voir notre texte « les Années 70’ » in : https://www.fondsjeanzeitoun.com/
[31] Voir chap.1, les Années 70’ : « La recherche selon Jean Zeitoun » et chap.2, les Années 80’ : « Le CIMA, une organisation de recherche multipolaire ».
[32] La période de 1991 (départ de Jean Zeitoun) à 1993 (dissolution du CIMA) est une période de grande confusion où se succèdent les cadres institutionnels (CIMA, LAMI, Centre informatique) et des tentatives de création d’une structure nouvelle pour la recherche architecturale et l’informatique. Voir le final du présent chapitre et l’annexe chronologique.
III.2.3. L’organisation des équipes de recherche
Il faut tout d’abord noter que les travaux de recherche du CIMA sur les méthodologies du projet s’inscrivent dans des courants théoriques présents dans de nombreuses écoles d’architecture dans le Monde.
Parmi ces écoles et laboratoires, nous citerons l'Université de technologie de Delft avec Liane Lefaivre et Alexander Tzonis qui participèrent à de nombreux séminaires du CIMA. Ces deux chercheurs ont fondé en 1985 le Design Knowledge Systems (DKS), un institut de recherche multidisciplinaire pour l'étude de la théorie architecturale et le développement d'outils de réflexion sur la conception. Alexander Tzonis a travaillé sur l'émergence et le développement de la pensée architecturale moderne, la conception créative. Citons également parmi le réseau d’universités et d’écoles d’architecture : l’EPFL de Lausanne en Suisse, l’École d’Architecture de l’Université de Strathclyde[33] Glasgow, la Bartlett School of Architecture à Londres, l'Université de Montréal, le MIT et l’université de Cornell aux USA, les universités de Moscou, d’Athènes et de Buenos Aires…
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Une nouvelle organisation du travail
En 1990 les missions des équipes du CIMA, dans un environnement difficile[34], sont redéfinies et centrées sur la recherche appliquée autour d’un “observatoire”. Cet observatoire permet aux chercheurs d’établir des échanges avec des équipes extérieures de recherche fondamentale, d’informatique, de sciences humaines mais aussi avec des professionnels du cadre bâti. Les études, suivant leurs contenus, sont dirigées soit par le CIMA soit par l’organisme extérieur. Un premier espace d’observation est constitué par les équipes du CIMA en lien avec des laboratoires de recherche universitaire. Un deuxième espace d’observation est défini autour des pratiques professionnelles de conception des projets d’urbanisme, d’architecture, de design, d’image et de films[35]. Communications et séminaires complètent le dispositif.
Des questionnements sur la conception architecturale émergent pour chaque expérimentation, soit sur les instruments utilisés — l’interface homme-machine — soit sur les objectifs à atteindre dans la représentation de l’image.
Pour valider les thèmes de recherche et de développement, le CIMA va devoir organiser une série de séminaires avec des personnalités extérieures, traitant de l'analyse de la réalité professionnelle et de sa transformation. Leur mission sera de décrire l'instrumentation en œuvre et la production de modèles numériques. Ces séminaires répondent à la nécessité d'avoir des outils de travail compatibles avec les pratiques existantes tout en renouvelant le rapport de l'architecte à son objet d'étude. De 1990 à 1993, différents domaines tels que le graphisme, le dessin, la simulation spatiale, l'analyse programmatique et l'évaluation en architecture ont ainsi été l’objet de ces séminaires.
[33] Université de Strathclyde Glasgow : https://www.strath.ac.uk/research/subjects/architecture/urbandesign/
[34] Au sein du ministère de la Culture le CIMA change plusieurs fois de tutelle depuis son détachement de l’Institut de l’environnement et de l’IFA installé avec la Cité de l’architecture au palais de Chaillot. Il lui est très vite reproché sa position de laboratoire indépendant des écoles d’architecture et ses recherches méthologiques et informatiques (Infra, « Dissolution du CIMA »).
[35] Un exemple de ce « deuxième cercle » a été donné dans notre précédent texte, les Années 80’ : il s’agit de la réalisation par une équipe dirigée par Sabine Porada (architecte, chargée de recherches au CIMA) de la mise en scène de l’opéra Serva Padrona à partir du logiciel d’images de synthèse IKOGRAPH conçu par Michel Bret, artiste chercheur détaché de l’Université de Paris VIII, l’interaction avec les professionnels étant confiée à Sabine Porada. Cf. notre chapitre 2 : les Années 80’, notes 10, 43 et 55.
III.3 RECHERCHES ET APPLICATIONS
Question 3 : Quelles propriétés doit-on attribuer au projet virtuel, c’est-à-dire à la simulation du projet réel ? La promesse du projet virtuel est de pouvoir explorer, expérimenter, concevoir des scénarios de transformation des études de conception dans un dialogue enrichi. Dialogue qui, compte tenu de la complexité croissante des programmes[36], accompagne bien souvent le projet réel tout au long de sa vie. Il en est ainsi par exemple des projets d’aménagement de l’espace urbain, urban design, avec leurs temps longs et leurs incertitudes programmatiques.
Jean Zeitoun nommera « scénographie intelligente » cette instrumentation d’analyse, d’expérimentation et de conception par la médiation du projet virtuel.
[36] Voir section 2 de notre chapitre 2 : « Les nouveaux objets de la conception » et « La programmation architecturale ».
III.3.1. Du texte à l’image
Les générateurs d’images et de textes, qui interrogent le monde entier aujourd’hui (novembre 2023), ont fait l’objet de recherches et de vulgarisations dès la fin des années 80 [37]. Il en est de même des axes de recherches fondés sur des analogies avec l’intelligence humaine : systèmes experts, réseaux de neurones, apprentissage automatique[38]. Avec les mathématiques, la théorie de l’information, la linguistique, la sémiotique, les neurosciences sont des domaines scientifiques qui portent le développement de l’intelligence artificielle depuis ses débuts.
Dans le cadre du CIMA, la problématique des interactions texte-image en CAO est très bien illustrée par une recherche lancée fin 80’[39] et poursuivie début 90’ avec l’étude de Madeleine Arnold, chercheuse en sémiotique, étude menée en association avec Claude Lebrun, informaticien. En introduction à cette étude[40], Madeleine Arnold note que les outils infographiques pour architectes manquent d'intelligence, et ne couvrent pas les besoins de planification et de raisonnement propres à l'architecture. En conception architecturale la planification est opportuniste, adaptative aux besoins changeants du projet. Elle est assimilée à une résolution de problème itérative : les contraintes, qu'elles soient données au départ ou élaborées au fil du travail, guident le concepteur qui se trouve durant son processus créatif face à une situation complexe plus qu’en présence d’un problème à résoudre.
Pour Madeleine Arnold, la recherche cognitive vise précisément à créer un environnement informatisé adapté au processus de conception. La raison pour laquelle le dialogue homme/machine est ici central c’est que ce qui caractérise la machine informatique par rapport à toutes les autres machines inventées jusqu’à présent, c’est son interaction, sa possibilité de dialogue avec le concepteur. Les pionniers de l’informatique ont immédiatement développé cette idée, dès les années 50 en considérant ce dialogue comme une forme ou une apparence d’intelligence qu’ils qualifièrent d’artificielle[41].
Il était probable pour le CIMA en 1990, que l’intelligence artificielle transforme en premier la conception du programme, cette phase initiale du projet architectural[42]. Concevoir un projet c’est d’abord l’imaginer mentalement puis graphiquement enfin décrire et partager l’intention première. Nous avons vu (notre chapitre 4) comment le récit initial, la programmation, est apparu de manière formelle dans la conception du projet. C’est ici que l’interaction image mentale / texte / image graphique est omniprésente, c’est ici encore que les échanges en langage naturel autour d’images de références sont les plus intenses.
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Modélisation des connaissances spatiales
Les travaux de l’équipe du CIMA sur les langages textuels aboutissent à l’idée d’un langage de création de scènes architecturales. Pour Madeleine Arnold, la recherche sur la modélisation et la formalisation des connaissances spatiales se concentre sur les relations de ces dernières, en simplifiant les entités architecturales sous formes d’entités géométriques. L’étude souligne une distinction entre les expressions verbales des relations, qui sont des descriptions, et le langage IKOGRAPH, qui est opératif. IKOGRAPH permet de créer, modifier, supprimer et déplacer des entités géométriques, mais ne peut pas construire une scène à partir de sa description. Il traduit les descriptions en commandes pour réaliser des opérations complexes, telles que "Mettre la maison au bord de la rue".
Le dispositif expérimental interface texte/image,
Madeleine Arnold Claude Lebrun à partir d’IKOGRAPH
Le processus de modélisation et de formalisation implique plusieurs étapes intermédiaires, qui interagissent au fur et à mesure que la transcription du texte en représentation graphique se développe. Il s'agit d'un processus complexe qui va de la description verbale à la traduction en commandes infographiques, mettant en évidence la nécessité de gérer ces étapes intermédiaires pour parvenir à une représentation spatiale complète et précise.
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Interface verbale et iconque
Pour Madeleine Arnold, l'exploration des questions posées par une interface verbale et iconique en Conception Architecturale Assistée par Ordinateur (CAAO) se base sur l'utilisation de concepts clés issus de la psychologie cognitive. Cette approche repose sur la notion de "triades" comprenant le sujet, l'instrument et l'objet, ainsi que sur la distinction entre les objets de pensée, les objets graphiques et les objets matériels :
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La triade sujet-instrument-objet examine les interactions complexes entre le sujet (utilisateur), l'instrument (interface ou outils sémiotiques) et l'objet (problème à résoudre ou objet à créer) : dans le contexte de la CAAO cela implique de comprendre comment le sujet interagit avec l'interface verbale et iconique pour réaliser des tâches de conception.
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La distinction entre objets de pensée, objets graphiques et objets matériels est essentielle pour analyser comment les utilisateurs de l'interface CAAO modélisent mentalement les concepts spatiaux et comment ils les traduisent en représentations graphiques ou en objets matériels concrets. Cette distinction permet de mieux appréhender les différentes étapes du processus de conception, allant de la réflexion conceptuelle à la formalisation graphique et à la réalisation matérielle.
En somme, en se basant sur ces concepts de triades et de distinction entre objets, on s'intéressera à la manière dont les individus utilisent une interface verbale et iconique en CAAO pour résoudre des problèmes de conception spatiale, en examinant les processus cognitifs impliqués et en proposant des approches pour améliorer l'efficacité et l'ergonomie de ces interfaces.
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Interface multimodale
Rappelons ici que dans le processus de conception architecturale, la géométrie de la représentation des volumes fait l’objet d’une histoire complexe. Nous dirons pour simplifier qu’à la perspective linéaire du XV° siècle, les siècles suivants, et en particulier le XIX°, ont, avec la géométrie descriptive, réalisé le passage des schémas et croquis à l’image réaliste « en perspective», dont le XX° siècle, celui d’une géométrie de la standardisation et de l’industrialisation est l’aboutissement. Enfin, la période contemporaine produit, avec la numérisation du monde réel et sa simulation, non plus une image réaliste mais une réalité virtuelle, le cyberspace, le clone du monde réel.
Reprenant l’analyse du processus de conception architecturale, Madeleine Arnold rappelle que l'image occupe un rôle central, servant à simuler des faits et idées tout en exprimant les structures intellectuelles de l'architecte. Elle devient un instrument clé pour une vision finalisée de la scène architecturale, permettant la reconnaissance et l'évaluation d'effets architecturaux. Parallèlement, la parole joue un rôle essentiel, utilisée pour présenter, discuter et préciser les détails du projet. L'interface dans les systèmes de Conception en Architecture Assistée par Ordinateur (CAAO) devrait donc être multimodale, favorisant une transition fluide entre l'expression verbale et visuelle.
L'image n'est pas simplement une visualisation statique mais agit également comme un déclencheur d'idées, matérialisant des schémas conceptuels dans des images intermédiaires qui facilitent l'élaboration et l'exploration visuelles d'hypothèses conduisant à la vision finalisée d'une scène architecturale. Le regard de l'architecte, dirigé vers cette vision, peut évaluer des éléments spécifiques tels que les effets architecturaux, la profondeur, l'axe de parcours, la place et la volumétrie des espaces libres en contraste avec les espaces construits. Tout au long du projet, et conjointement à l'image, l'architecte utilise le langage pour présenter, discuter et préciser les modifications nécessaires. Ainsi, une interaction constante entre l'énoncé verbal et l'image impose la nécessité d'établir des correspondances entre ces deux modes d'expression ou de les traduire mutuellement.
Alors que l’étude concluait sur l’intérêt d’une interface multimodale dans les systèmes de Conception en Architecture Assistée par Ordinateur (CAAO), cela afin de permettre une transition fluide entre les moyens d'expression, d’assurer la flexibilité nécessaire pour articuler les idées et d’établir des correspondances entre les concepts abstraits exprimés verbalement et leur représentation visuelle, on notera que la poursuite des travaux, leur financement, pour le développement d’un interface verbal-image ont été relativement négligés.
37 Sur les générateurs d’images, cf. Thinking Machines: Art and Design in the Computer Age, 1959–1989, catalogue de l’exposition du MOMA, New-York, novembre 2018. L’origine des générateurs de textes remonte aux années 60’ : « La génération automatique de textes, trente ans déjà ou presque », G. Sabah et Zock , Revue Langages, Année 1992, n° 106, La génération de textes, pp. 8-35.
[38] Cf. Stéphane d’Ascoli , Comprendre la révolution de l’intelligence artificielle, Éditions First, 2020.
[39] Sous la direction de Jean Zeitoun, directeur scientifique, avec Sabina Porada, chef de projet, Madeleine Arnold, Michel Bret, avec la participation de Claude Lebrun, Dominique Lobstein, Christelle Robin. Rapport intitulé : Langage de création et rhétorique de l'image de synthèse, et commandité par le ministère de la Culture, Mission de la recherche. On se reportera à notre chapitre 2 : les Années 80’ , la section consacrée à l’image informatique et à l’hypothèse « le texte crée l’image ».
[40] « Utilisation d'une langue pour la création de scènes architecturales en image de synthèse. Expérience et réflexions » Madeleine Arnold et Claude Lebrun, Intellectica, Année 1992, pp. 151-186. L’article fait partie d'un numéro thématique : Connaissances et rationalités. Questions ergonomiques et recherches cognitives.
[41] Paul Braffort, op. cit., 1968.
[42] Actuellement, alors que l’Intelligence Artificielle questionne toujours la conception architecturale dans la continuité des recherches des années 90, c’est l’étude de Madeleine Arnold qui nous questionne pour rendre compte de cette longue période d’émergence...
III. 3.2. Scénographie intelligente
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De la scénographie architecturale à la scénographie intelligente
Cette section aborde les développements de l’intelligence artificielle dans les années 90. Au cours des chapitres précédents, nous avons rappelé que dès l’origine, dans les années 1940, les « computers », les nouvelles machines informatiques sont issues d’une analogie, d’une approche biomimétique du fonctionnement neuronal. C’est aujourd’hui, huit décennies plus tard, que les recherches sur l’IA connexionniste aboutissent à des usages massifs, grand public. Mais concernant le CIMA, en 1985, après de nombreuses démarches sur ce sujet, Jean Zeitoun propose une première orientation des recherches en I.A. pour la conception architecturale en notant que :
« Les techniques de l'intelligence artificielle vont permettre de rassembler et traiter les données de l'observation et de la modélisation des pratiques[43]. »
Il désignera ainsi dans un premier temps ce champ de recherches comme étant la scénographie architecturale.
Quelques années plus tard, Jean Zeitoun présente une modification du projet 1985 en recentrant les thèmes d’études du CIMA autour d’une nouvelle instrumentation réunissant la CAO, l’image de synthèse et l’intelligence artificielle. Ce sera la scénographie intelligente[44] et l’atelier numérique[45] instruments et lieu de l’interaction texte/image, thèmes développés dans les travaux du début des années 90’ .
La catégorie scénographie intelligente renvoie à l’évolution du concept de scénographie et traduit précisément la mise en scène numérique du rapport du texte à l’image et de l’image au texte. La base, pour l’utilisateur concepteur, étant un dialogue naturel “intelligent” avec la machine. Elle suppose le plein recours à l’espace virtuel, nommé actuellement métavers[46], conçu comme le clone du monde réel. Comme le monde réel, le métavers est constitué d’objets et d’événements mais est pratiqué avec la parole, les langages, les images. Jean Zeitoun s’interroge et suggère que la scénographie associée à la simulation inclut l'image dans un dialogue reliant l'exploration conceptuelle à l'espace du regard ou du récit
Aujourd’hui — années 20’ du XXIe siècle — et en particulier depuis novembre 2022 et l’explosion de l’IA générative de textes et d’images dans les domaines professionnels et grand public, les interrogations sont quotidiennes quant aux conséquences d’une diffusion massive et accélérée des applications de l’I.A. dans tous les métiers de la création, qu’il s’agisse d’architecture, de littérature, d’arts plastiques, d’ingénierie...
Revenons quelques années en arrière, en 1985. Nous avons vu dans un texte précédent consacré aux nouveaux objets de conception que les recherches sur l’image numérique menées par les équipes du CIMA valorisent une rupture fondamentale, un écart[47] dans l’histoire du statut de l’image. Cette rupture est pointée également par Pierre Levy, dans son ouvrage l’Idéographie dynamique[48] : « (laquelle) déplace l’image vers le langage et l’écriture ». Jean Zeitoun voit dans ce nouveau statut de l’image une potentialité pour la conception et déplie les liens entre l'image et le langage, explore la transformation de l'image en parole et aborde la scène spatiale et le temps numérique. Il souligne enfin le rôle actif du regardeur et conclut en la nécessité de réinventer l'image.
« L'image interactive de synthèse est une image qui se construit sous l'action du regardeur. Elle n'a pas de passé propre, elle n'est l'enregistrement d'aucun événement[49]. »
Cette formulation du passage de la forme externe des objets à leur simulation, donne à la lecture actuelle de l'image une preuve de sa maîtrise Intellectuelle qu’elle ne possédait pas jusqu’alors. Jean Zeitoun présente la vision comme un acte de pensée, mettant en lumière la virtualité du regard et la nécessité d'un méta regard. En fin de compte, l'image numérique étend le registre de la représentation en introduisant un espace de calcul et de communication.
Le CIMA va explorer le lien entre l'image et le langage en constatant que l'image numérique offre une compréhension visuelle globale, tandis que le langage, en tant que code fonctionnel, articule des sens communicables aux machines. Du passage de la vision à la forme ou vice versa, émerge la quête d'une équivalence entre parole et regard, malgré un écart apparemment irréductible. Pour Jean Zeitoun la scénographie c’est la maîtrise, l'art de créer des récits visuels et narratifs, érigeant ainsi un espace scénique où toute pensée peut se produire, et chaque événement peut être exprimé dans un langage.
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Faire de l’image une parole
Dans une première approche, Jean Zeitoun décrit l'imagerie scénique[50] comme un art de la synthèse et de la capacité événementielle qu'elle soit numérique ou analogique :
« La scénographie de l'image numérique, simulatrice de réalité, suscite l'intérêt, permettant la création d'événements scéniques accessibles aux automates numériques. »
La capacité événementielle fait référence ici à la capacité d'un concepteur d'un système ou d'une entité, à gérer, comprendre, réagir aux événements. Avec l’intelligence artificielle, la capacité événementielle fait également référence à la capacité d'un système d'apprendre à partir d'événements passés. Par exemple, un modèle d'apprentissage automatique peut être conçu pour s'améliorer et s'adapter en fonction des événements qui se produisent dans son environnement.
Ainsi, « faire de l’image une parole » suggère une transformation de l'image visuelle en un moyen expressif et communicatif. L’image acquiert les propriétés du langage verbal. Comme nous l‘avons vu, cette proposition a été étudiée au CIMA, par exemple à propos de la conception de projets urbains ou de projets d’art multimédia[51] par Michel Bret et Sabine Porada avec le logiciel IKOGRAPH[52]. L’échelle de ces études de scénographies télévisuelles (Serva Padrona) ou d’architectures urbaines, oblige à réunir de nombreux acteurs dans des phases de pré-étude qui s’étendent souvent sur plusieurs années. Esquisses de faisabilités, réunions, vérifications des contraintes de voisinage, études financières, climatiques, concours s’enchaînent des mois durant.
L'image utilisée de manière à transmettre des messages, raconter des histoires, ou exprimer des idées de manière aussi puissante et significative que les mots, développe un nouveau potentiel pour la création. Potentiel qu’amplifie, nous l’avons vu, la conversion de l’image ‘’simple représentation de la forme externe des objets’’ à une image simulant en détail des objets. Ce que Jean Zeitoun souligne en parlant d’un passage de la ‘’peau des objets[53]’’ à leur ‘’simulation’’ :
“Ce faisant, l'image change de nature. Ce n'est plus la peau des objets mais l'indice de leur reconstruction modélisée et la preuve de la maîtrise intellectuelle des phénomènes. L'apparence est un effet de science. Si on pouvait en douter, les travaux des années 90’ de l'AMAP, l'Atelier de modélisation de l'architecture des plantes, nous en convaincrait [54]. »
La forme apparente des objets évolue vers une simulation, qui devient l'indice d'une reconstruction modélisée[55]. L'exemple concret donné est celui d'un cerisier dont les différentes saisons sont simulées, non seulement en termes d'apparence, mais aussi en tenant compte des principes botaniques réels, tels que la croissance, la ramification, et même des facteurs extérieurs tels que la pesanteur, les engrais, et les maladies, qui sont tous intégrés dans la simulation expérimentale des arbres virtuels. En résumé, l'image devient une preuve visuelle de la connaissance scientifique et de la maîtrise intellectuelle des processus sous-jacents.
[43] Brochure CIMA : “Orientation de recherche 1985” , document interne, 1 page recto-verso.
[44] Jean Zeitoun : « La scénographie intelligente », Bulletin de la recherche architecturale N° 23, 1988 ; voir aussi Sabine Porada : « La scénographie infographie », revue Imaginaire numérique , N°1, 1987.
[45] Dominique Clayssen, « Les Apports de l'informatique graphique aux études d'urbanisme : l'atelier numérique : communiquer le projet urbain. Les échanges de données techniques ». Thématique repris à l‘occasion d’une table ronde animée organisée à l’École nationale des ponts et chaussées en 1993.
http://www.urbadoc.com/en/?isPostBack=1&autore=CLAYSSEN%2C+Dominique
[46] Voir le premier rapport exploratoire sur le Métavers, commandé en février 2022, par le Gouvernement français : “Le Métavers, une notion abstraite, c’est en premier lieu un concept. Celui d’aboutir à un espace virtuel, persistant, avec des données de synthèse tridimensionnelle, qui serait interopérable ».Toutefois les auteurs du rapport insistent sur le fait qu’il y a plusieurs métavers. En effet « le Métavers c’est une multitude de services et d’espaces, plus ou moins ouverts. »
[47] Notion développée dans la revue : Imaginaire Numérique, Edition Hermès, Paris, 1987.
[48] Pierre Lévy - L'idéographie dynamique (fiche de lecture) 1 of 16. Pour une courte présentation de « l’idéographie dynamique », se reporter à la note 39 de notre chapitre 2, les Années 80’.
[49] Jean Zeitoun : « La scénographie intelligente », op.cit., 1988.
[50] Brochure CIMA 85, document interne, op.cit.
[51] En conception architecturale, nous avons vu précédemment qu’il faut distinguer la conception du projet architectural de celle du projet urbain et nous avons souligné l’émergence en conception architecturale d’une nouvelle typologie de projets. Le terme projet urbain regroupe un grand nombre de projets de cette nouvelle typologie qui est l’application des méthodes de l’architecture à l´échelle de la ville, aux espaces de travail ou à ceux des communications et bien d’autres. Autrement dit, “l’urban design” (la conception urbaine) exige des méthodes en partie différentes de celles à l’échelle de l’édifice.
[52] Voir supra : « Modélisation des connaissances spatiales ».
[53] Expression que l’on pourrait penser directement empruntée aux travaux du psychanalyste Didier Anzieu consacrés à la théorisation de l’image du corps à partir de l’appareil conceptuel du Moi-Peau (cf. le Moi Peau, Dunod Ed., coll. « Psychismes », 1985 ). En retour, notons chez Didier Anzieu le recours aux catégories dehors/dedans, contenant/contenu, comme à la notion d’enveloppe, couramment utilisées en conception architecturale (cf. Le Penser. Du Moi Peau au Moi pensant, Dunod Ed., coll. « Psychismes »,1994 ).
[54] « La scénographie intelligente », op.cit.
[55] Voir notre texte Les Années 70’, premier chapitre de la présente étude en Hommage à Jean Zeitoun : section 1, « Les Modèles en Architecture et en urbanisme ».
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Le Temps Numérique et l’action du « regardeur »
Pour Jean Zeitoun, le temps numérique se distingue par sa nature simulée et virtuelle, rompant avec la représentation traditionnelle du temps. De plus le « regardeur » de l’œuvre ou de l’objet numérique acquiert la possibilité d’interagir, de faire « vivre » l’œuvre ou l’objet de conception dans une temporalité elle-même numérique. L'idée de "l’action du regardeur" est liée très prématurément, avant sa présence numérique, à des mouvements artistiques, des formes d'expression, de co-conception qui cherchent à impliquer le spectateur et l’utilisateur de manière active, comme dans l'art interactif, l'art participatif ou les installations immersives.
De fait, aujourd’hui, plusieurs domaines sont immergés dans des temps numériques rythmés par l’action du regardeur ou de l’opérateur. Les expériences temporelles numériques sont nombreuses : l’usage permanent des smartphones, le télétravail, les médias en streaming, les jeux vidéo et toutes les plateformes professionnelles dans le transport, la médecine, l’industrie, la formation, etc.
Contrairement à la photographie ou au film, qui figent des moments dans un ordre immuable, l'image numérique est interactive et constamment en transformation. Elle n'est pas préalablement enregistrée, offrant ainsi une expérience toujours changeante. En d'autres termes, l'observateur n'est pas simplement passif face à l'œuvre, mais son engagement actif contribue à donner vie à l'image ou à influencer sa signification[56].
Dès 1988, Jean Zeitoun remet en question la nature de ce qui est créé pour être vu et met l'accent sur le fait que la vision est un acte de pensée plutôt qu'une simple captation optique :
« L'observation dévoile la complexité subjective du regard en tant qu'acte de pensée. Regarder devient l'actualisation d'images mémorielles, la mise en mouvement des objets, révélant les faces cachées. L'imagerie virtuelle de l'ingénierie informatique révèle la virtualité du regard[57]. »
L'image, qu'elle soit fixe ou animée, est interprétation, révélant un processus complexe opéré par des dispositions mentales. Voir va au-delà de la simple décision de placement des yeux. Par exemple, le caractère de courbe fractale de la forme de la côte maritime toujours identique à elle- même, requiert, pour distinguer ‘’scientifiquement’’ l’objet représenté, une référence aux courbes mathématiques. La proximité entre formes synthétiques et images interactives introduit la nécessité d'un méta regard élargissant le registre de la représentation.
Cette orientation de la recherche peut être illustrée par l’application PROJET – développée par les informaticiens du CIMA dès la fin des années 80’ et début 9O’ [58]. Projet est un logiciel tridimensionnel de C.A.O. en architecture en phase d'avant-projet sommaire de bâtiment. Son architecture est modulaire et peut se définir, au moins au stade de la saisie de l'esquisse, comme un assemblage d'utilitaires (éditeurs graphiques, gestion de bibliothèques de composants) fédérés par un système de gestion de base de données. La vision architecturale est un aspect crucial du processus de conception : les architectes ont souvent des idées abstraites ou des modèles conceptuels qu'ils doivent matérialiser. En utilisant des éditeurs graphiques et d'autres fonctionnalités de PROJET, ils peuvent déjà au niveau de l’esquisse représenter leurs visions de manière virtuelle.
La capacité à créer des modèles 3D facilite la visualisation des concepts architecturaux et permet aux architectes d'affiner leurs idées. Ainsi de la recherche expérimentale menée par Sabine Porada dans le cadre du LAMI[59] : à partir d’une phase d’observation avec le concepteur d’un projet d’aménagement urbain — le « passage de Goix » dans le 19e arrondissement de Paris, architecte Didier Drummond— l‘idée est de développer un outil permettant de synthétiser des descriptions architecturales en les visualisant et en les superposant sur un écran.
Mais au-delà de cet apport instrumental, la scénographie intelligente ouvre un champ nouveau à la création. Pour Sabine Porada, le développement futur de l’outil doit se concentrer sur la création d’opérateurs d’assistance pour permettre une CAO sans compétence informatique. Dans un article écrit en 1995, à propos de la manifestation sur les images numériques, “Imagina”, elle écrit :
« (...) Quand les programmes d'expérimentation feront partie intégrante de l'environnement de conception, nous pourrons parler d'Expérimentation Assistée par Ordinateur[60]. »
56] Les travaux d'artistes tels que Bill Viola, Olafur Eliasson, ou des écrits de philosophes comme Paul Virilio ont abordé les implications temporelles de cette technologie.
[57] Jean Zeitoun : « La scénographie intelligente», Bulletin de la recherche architecturale N° 23, Informatique et architecture , 1988.
[58] Cf. F. Guéna, « Vers un langage pour développer des systèmes de CAO de nouvelle génération pour le bâtiment » in CAO et IA pour le BTP , CIMA (ed), Hermès, 1987.
[59] «L’image numérique comme instrument d'aide à la création architecturale », Plan Construction et Architecture, Sabine Porada chef du projet, avec la participation de Michel Porada, Bernard Peltier, Didier Drummond, 1992.
[60] Cf. « Art et science de la conception architecturale », Utopie technologique et architecture, N°6, Juin 1995.
III. 3.3. Simulation et scénarios : les jumeaux numériques
Dès la fin des années 80’ et au tout début des années 90’ plusieurs doctorants développent au CIMA des “simulateurs de ville” [61], dont une application du logiciel "Simulateur de réglementation d'urbanisme" . Il s’agit d’un outil intégrant des données cadastrales et des informations sur les éléments construits d'une zone urbaine. L'intérêt du simulateur est de visualiser l'influence des réglementations sur les formes urbaines. Il s'agit de construire une maquette virtuelle de la ville dynamique, vivante, co-évoluant avec les règlementations qui forment le squelette des formes urbaines. « Il est fondé sur un système à base de connaissances qui assimile les règles fondamentales d'urbanisme. » Pour les chercheurs « Le défi majeur consiste à générer des volumes bâtis conformes tant dans leur morphologie que dans leur emprise au sol, en stricte conformité avec ces réglementations[62].» Ce projet constitue l’un des premiers exemples de l’idée d’un jumeau numérique en conception de l’espace.
En architecture, les logiciels dénommés jumeaux numérique incarnent une forme avancée de scénographie intelligente. Ils offrent une réplique numérique fidèle de l’architecture, de ses structures physiques et de leur environnement. Un jumeau numérique est une représentation virtuelle d'un bâtiment ou d'un espace, alimentée en continu et en temps réel par des données provenant de capteurs et d'autres sources. Cette technologie transcende les frontières traditionnelles de la conception architecturale, permettant une interaction dynamique entre le monde physique et son homologue numérique.
La maquette virtuelle permet ainsi de superviser au fil du temps la gestion et les modifications du bâtiment depuis sa conception et tout au long de son usage. Les jumeaux numériques donnent la possibilité de simuler divers scénarios, par exemple l’éclairage, l'impact du climat, la performance énergétique, ou les variations des usages des occupants. Ils aident à prendre des décisions précises en conception avant même le début de la construction, comme à redessiner les espaces en continu jusqu’à la déconstruction/reconstruction de l’édifice.
Les jumeaux numériques interviennent doublement dans le procès de conception des espaces : préalable aux projets ils peuvent être appliqués à la formation et à l’enseignement de la conception et favoriser en aval, lors de la réalisation comme de l’expérimentation des projets, la collaboration entre les différents acteurs ; architectes, ingénieurs, constructeurs, utilisateurs et clients peuvent interagir avec le modèle pour partager des idées, prendre des décisions conjointes et anticiper des problèmes potentiels[63]. Autrement dit, si le concept de « jumeau technique » renvoie bien à des objets virtuels fonctionnant comme des répliques strictement conformes à des objets du monde physique — un avion (c’est l’objet industriel qui a été le prototype, la preuve expérimentale du concept du jumeau numérique), une usine, un hôpital, un immeuble, un écosystème, le climat, une ville..., ont aujourd’hui leurs jumeaux, leur double dans une réalité virtuelle — ce qu’il définit donne également, dans le champ de l’opératoire, un objectif à la recherche et à l’innovation.
Aujourd’hui, alors que les “ Métavers” — l’invention de mondes virtuels, jumeaux d’univers physiques — sont accessibles sur tous les écrans de nos smartphones, rappelons les propos tenus par Jean Zeitoun en 1991 et qui ouvrent ce chapitre, non pas que leur auteur fut solitaire dans la prédiction de « l’enjeu sociotechnique des prochaines décennies » mais pour regretter qu’il ne fût pas officiellement suivi et qu’un rendez-vous aussi décisif ait été manqué.
« Le monde et donc l’espace virtuel sont l’enjeu sociotechnique des prochaines décennies (…) notre environnement d’une manière visible ou invisible imprègne progressivement nos activités quotidiennes au point de constituer une véritable nature artificielle [64]. »
[
[61] Cf. Documents et publications de la journée organisée par le CIMA et le Ministère de l’Équipement & du Logement : « Les applications de l’Intelligence Artificielle au Ministère », Arche de la Défense, 28 novembre 1989.
[62] Document de présentation, p. 144.
[63] Dans un article du quotidien les Échos du 11 mars 2024, intitulé « Des villes reconfigurées par l’intelligence artificielle », Julien Schnell, président d'Urbanica, agence d'architecture, d'urbanisme et de paysage, précise l’actuelle utilisation de l’IA, écho amplifié des travaux interrompus du CIMA quarante ans auparavant : « Capables de synthétiser très vite la quantité considérable des données produites par les collectivités locales, de nouvelles solutions d'IA aident à concevoir des projets urbains plus pertinents et beaucoup plus rapidement.»
L’article décrit notamment comment l’analyse de facteurs tels que le développement économique, la mobilité, l'habitat, le commerce, le tourisme, la consommation énergétique..., traités par les algorithmes de l’IA permet aux agences de simuler les impacts de leurs projets, notamment les aspects climatiques, sonores, énergétiques, économiques ou de circulation urbaine. Par exemple, la modélisation des bâtiments sera utilisée pour optimiser l’énergie en fonction des contraintes thermiques (Bordeaux-Métropole, Noisy le Grand...), comme le sera à Albi l’analyse des fréquentations piétonnes pour préciser et localiser les implantations d’activités commerciales d’un quartier ou d’un centre-ville.
Ce qui était pour l’équipe du CIMA une voie en devenir, tant au niveau de la conception qu’à ceux de la réalisation et du suivi des projets, est aujourd’hui en voie de banalisation dans la pratique des agences d’architecture et d’urbanisme.
[64] « Le monde virtuel est-il l‘espace de la modernité ? », in : Fragments pour les années 90’, op.cit.
III. 4. LES DERNIÈRES ANNÉES DU CIMA
Dans un monde souvent perçu comme dominé par l’accélération des changements, les faits évoqués ci-dessus posent question. Plusieurs décennies pour que s’impose une mutation technologique (ou sociétale), cela relativise l’impression de vitesse ressentie par de nombreux observateurs des sciences sociales. En revanche comprendre que cette mutation est, dans un temps indéterminé mais certain, irréductiblement amenée à changer la vie quotidienne — les mondes productifs, intellectuels et culturels, l’espace architectural des villes et les campagnes — est une condition nécessaire pour orienter et fonder dans le long terme les études d’un laboratoire et ne pas se complaire dans des satisfecit de comités éphémères soucieux de communication et de résultats immédiats.
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Continuité et rupture : de l’instrument à l’instrumentation
Pour Jean Zeitoun, nous avons vu au long de ces chapitres, que la complexité du nouvel environnement de travail de conception architecturale ne pouvait plus être traitée à partir des modèles théoriques disponibles. Pour reprendre l’analyse d’Henri Lefebvre[65], l’espace de la nouvelle société urbaine, qui succède à la notion de ville, ne peut plus être abordé ni avec des méthodes traditionnelles ni avec une instrumentation multimédia et CAO des années 80’. Déjà en 1987, dans une vision à long terme, Jean Zeitoun écrivait que l'image de synthèse ne dévoilait qu’ une fraction de ses potentialités.
« Tout dans le domaine de l’image est à réinventer, l’image interactive devient un art temporel influencé par la logique musicale et narrative. » (Souligné par nous)
Il poursuit en constatant :
« (...) les récits traditionnels et la dramaturgie évoluent, animés par une logique prométhéenne. L'utilisation des lois optiques pour calculer des scènes devient un principe génératif, donnant à l'image une profondeur issue de la modélisation des phénomènes[66]. »
Le CIMA en 1991 s'orientait dans cette direction en refondant ses objets d’études et son organisation interne et externe : les autorités de tutelle ne comprenaient pas le principe, l’hypothèse déterminant ces études et recherches, ou plutôt n’en acceptaient pas la prééminence ni surtout les conséquences. L’hypothèse sur laquelle se fondait Jean Zeitoun soutenu par l’ensemble de l’équipe était la suivante : les nouvelles technologies ne sont pas seulement un outil, une planche à dessin électronique mais bien un monde nouveau, une mutation qui transforme aussi bien l’espace physique que l’espace de représentation de l’architecture.
Cette hypothèse de rupture était contraire au principe établi d’un outil informatique devant assurer une continuité des méthodes de conception pour un espace lui-même considéré en parfaite continuité avec l’histoire de l’urbain et de l’architecture. L’outil informatique était ainsi simplement compatible avec — et intégré dans — les théories architecturales d’avant l’instrumentation numérique ; et l’essentiel des recherches architecturales, dans l’esprit des décennies antérieures, portait alors sur l’élaboration d’outils pour une prospection numérisée de l’histoire de l’architecture, pour mieux en décrire les règles ou en établir la continuité avec l’architecture contemporaine.
A l’opposé la vision de Jean Zeitoun était de construire des instruments de conception en rupture parce que adéquats aux enjeux et aux projets nécessaires dans un monde en mutation. Avec le recul de trente années, on apprécie mieux ce que pouvait signifier au début des années 1990 la formulation de projets de recherche sur les instruments utilisant l’intelligence artificielle, le travail à distance, la simulation numérique des objets architecturaux et urbains et leurs jumeaux numériques[67].
Deux ans après avoir engagé en hommage à Jean Zeitoun cette étude sur les premières années de la CAO en architecture et en urbanisme, relevons — clin d’œil rétrospectif adressé à la force de ses convictions face aux tenants d’une continuité dépassée — ces deux informations récemment extraites du journal les Échos [68] :
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La première est une illustration des recherches en scénographie intelligente et présente un exemple abouti des travaux évoqués dans notre section « Du texte à l’image » : Il s’agit de la production de vidéos ‘réalistes’, réalisées avec le logiciel SORA d’Open AI, l’éditeur de ChatGPT, vidéos créées à partir de saisies de textes et que chacun peut visionner sur son portable.
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La seconde est un extrait de l’interview accordé aux Échos par Sundan Pichai, PDG d’Alphabet, la maison mère de Google ; à la question « L’IA est-elle juste un outil de productivité ou une technologie qui va tout bouleverser ? », Sundan Pichai répond : « L’IA est une technologie de rupture. Elle aura des effets non linéaires et va affecter tous les secteurs. Nous avons encore du mal à réaliser tout ce qu’elle va changer. » (Souligné par nous).
Ainsi pouvons-nous dire que même si des raisons inhérentes à l’administration bureaucratique des grands ministères, ou même si, comme cela a été évoqué, des questions « d’individualisme exacerbé propre aux principaux leaders de la recherche et de l’enseignement[69] » ont pesé dans la balance en sa défaveur, c’est aussi, d’un point de vue méthodologique, parce que Jean Zeitoun pensait, écrivait et s’exprimait voici 40 ans dans les mêmes termes que ceux des actuels leaders de l’intelligence artificielle, qu’il fut jugé par les représentants officiels de la recherche en architecture comme décidément réfractaire au principe de continuité et donc encouragé à abandonner des travaux qui en marginalisaient l’utilité.
Paris, mars 2024
[65] Cf. le Droit à la ville, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1968.
[66] « La scénographie intelligente, contribution à l'élaboration d'un dialogue entre l'image numérique et le langage opératif », op.cit.
[67] La dissolution annoncée du CIMA n’a évidemment pas sonné le glas de l’instrumentation numérique, même si le développement des recherches françaises en ce domaine en fut , territorialement parlant, ralenti.
[68] Les Échos du 16 février 2024.
[69] Nous reprenons les termes d’un courrier adressé à ses actionnaires par le Directeur du GIP ACACIA , le 22 mars 92, un an avant qu’il ne quitte ses fonctions. Il eut à gérer les conflits entre le « pôle recherche » et les laboratoires des Écoles d’architecture de la Région parisienne lors des dernières années du CIMA. Voir en Annexe : « Chronologie des dernières années du CIMA ».
ANNEXE
Chronologie des dernières années du CIMA
Depuis son détachement du C.E.R.A , les missions du CIMA ont été régulièrement contestées et modifiées ; nous donnons ci-dessous quelques repères. Rappelons[70] que lors la dissolution du C.E.R.A. (Centre d’Études et de Recherches Architecturales), le CIMA ne sera pas rattaché aux autres départements qui constitueront plus tard la Cité de l’Architecture. La dissolution du C.E.R.A., héritier de l’Institut de l’Environnement, a permis de créer deux structures distinctes : l’I.F.A., l’Institut Français de l’Architecture (plus tard intégré à la Cité de l’Architecture) et le CIMA, deux structures certes inégales en taille, mais poursuivant les missions précédentes, issues toutes deux de cette volonté́ des années 70 de créer un Bauhaus français.
12 Août 1982 . Lettre du Directeur de l’Architecture au CIMA : « (...) la mission du CIMA est l’assistance pédagogique et technique auprès des Unités Pédagogiques. »
26 décembre 1985. Lettre du Directeur de l’Architecture au CIMA : « (le CIMA doit) abandonner les missions d’initiation, être uniquement un organisme de recherche et d’étude de haut niveau.” (Souligné par nous).
1989 à 1993 : L’équipe du CIMA, ballottée pendant quatre ans, a vécu un long épisode de décisions administratives contradictoires, tant par les missions qui lui ont été́ attribuées que par les rattachements divers qui lui ont été́ imposés :
9 août 89, Communiqué de la Direction de l’Architecture et de l’Urbanisme (D.A.U.) : « Le Cima est rattaché, administrativement et financièrement, à l'école d'architecture Paris-Tolbiac [EAPT]. »
3 mai 1990, courrier du ministère du Budget à la D.A.U. : « (...) il ne peut être envisagé de confier à un tel établissement (= une école d’architecture) des activités (celles du CIMA) n’entrant pas dans sa mission. » Le ministère confirmera dans un courrier du 19 juillet 1990, également à l’adresse de la D.A.U., que le CIMA est devenu « un service de l’État (au sein du ministère de l'Équipement et du Cadre de Vie) doté de la personnalité́ juridique, de l’autonomie financière, et créé selon le principe de la spécialité́(...) » Courrier signifiant clairement que les missions du CIMA étaient différentes de celles d’un laboratoire d’une École d’Architecture.
15 mars 1991 proposition de la D.A.U. au ministère du Budget pour un nouveau statut du CIMA qui cesse d’être un service autonome et devient : « Laboratoire de recherches rattaché à l’École d’Architecture Paris Tolbiac. » Simultanément, l’association ARCIMA — créée en 1982 pour accueillir des projets de recherches avec des professionnels de l’architecture et des licences de logiciels que les statuts du CIMA ne permettent pas d’abriter — est dissoute.
21 Mars 1991 le CIMA reçoit la copie d’une lettre du Directeur du GIP ACACIA[71] concernant le transfert du CIMA au GIP ACACIA.
01 juillet 91, Jean Zeitoun est muté au Conseil général des Ponts, il demeure responsable scientifique du projet Schem, projet qui avait pour objet la création d’un ensemble d’outils d’accompagnement naturel des tâches du concepteur, mettant en place une sorte de double : ‘’dialogue avec lui-même’’ hiérarchisant les tâches et avec un système encyclopédique. Projet mort-né puisque Jean Zeitoun annoncera sa suspension le 22 juillet : à compter de cette date, il n’aura plus d’activité au CIMA et se désintéressera progressivement des problématiques de conception en architecture et en urbanisme...
15 novembre 1991, au cours d’une réunion des laboratoires informatiques à laquelle le CIMA n’a pas été invité, les laboratoires des Écoles d’Architecture de la Région parisienne s’opposent à ce que le CIMA soit intégré au GIP ACACIA ; ils restent favorables à son existence mais en tant que laboratoire d’école doté d’un statut comparable au leur.
16 Mars 1993 Fin du CIMA.
Dans une longue note à l’attention de « Madame et Messieurs les Directeurs des Écoles d’architecture » — note émanant de la D.A.U., Sous-direction des enseignements et de la profession — la tâche de « réorganisation de la recherche architecturale appliquée à l’informatique[72]» est confiée au Bureau de la recherche architecturale, le B.R.A. C’est par cette note, dont nous donnons ci-dessous des extraits des deux premières pages, qu’est sonnée la fin du CIMA :
La recherche architecturale appliquée à l'informatique apparait aujourd'hui en région parisienne comme très peu développée. (...) Ce constat résulte de l'organisation adoptée jusqu'à ce jour : l'ensemble des activités scientifiques s'inscrivait dans un schéma institutionnel privilégiant exclusivement les travaux de recherche hors des lieux d'enseignement :
- un pôle composé de 14 techniciens et chercheurs, disposant de moyens très importants (...) et n'étant pas soumis à une obligation d'assurer un lien étroit avec les pédagogies mises en œuvre dans les écoles parisiennes.
- une quinzaine d'enseignants-chercheurs isolés, installés dans les laboratoires pédagogiques des écoles et dotés de moyens fort limités (...).
Depuis plusieurs mois, cette situation a notamment évolué puisque les moyens budgétaires et les personnels de ce pôle ont été placés sous la tutelle administrative du GIP ACACIA dans l'attente d'une recomposition de la recherche architecturale appliquée à l'informatique dans la région parisienne.
(...)
La Direction de l'architecture et de l'urbanisme ne peut garantir le fonctionnement d'un laboratoire de recherche en informatique appliquée dans chacune des Écoles parisiennes (...)
Aussi il apparait raisonnable de soutenir à terme une ou deux équipes de recherche, présentant des champs d'investigation at des problématiques distincts, coordonnant et associant les capacités de toutes les écoles parisiennes. Ces deux équipes accueilleront bien évidemment le personnel de recherche de l’ancien pôle, mis à la disposition provisoirement du GIP ACACIA (Souligné par nous) (...) Les personnes qui composeront ces deux équipes de recherche seront définitivement localisées au sein des établissements parisiens.
1993 et après... Le CIMA est mort, le LAMI bouge encore
Une grande partie des membres du CIMA va rejoindre le Laboratoire Informatique de l’École d’Architecture de Paris Val de Marne, dirigé par le Professeur Alain Constans. L’équipe avait déjà créé en 1992 le LAMI (Laboratoire de recherche en Architecture, Méthodologie de la conception et Infographie) qui lui a permis de poursuivre une partie de ses recherches :
« La restructuration de la recherche en informatique appliquée à l'architecture, commencée en juin 1991 dans la région parisienne par le démantèlement du CIMA s'est terminée pour notre équipe par la création d'une équipe habilitée EVCAU* - LAMI. Deux groupes de recherches ont été définis :
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problèmes théoriques, méthodologiques et instrumentaux des modes de représentation des données architecturales en phase de programmation et projet.
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Traitements et intégrations d'images dans l'évaluation infographique[73]. »
[70] Voir notre chapitre 2, section 2.1, Méthodologie et théorie, § « Le CIMA, une organisation de recherche multipolaire ».
[71] Le GIP ACACIA créé́ en 1989 a pour mission de fédérer les activités de recherche de la communauté́ des laboratoires informatiques des Écoles d’Architecture
[72] Le contre sens de l’intitulé même de la note — une « recherche architecturale appliquée à l’informatique » alors qu’il s’agissait d’organiser l’impact de l’informatique dans l’enseignement et la profession de l’architecture — montre bien, durant la période-clé des années 90’, la difficulté que rencontre cette sous-direction à simplement penser la question du numérique.
[73] Cf. Bulletin Art et science de la conception architecturale , n°6, juin 1995.